L'espace du théâtre de Fabre ne condense et ne représente dès lors aucune réalité, contrairement à ce qui se passe dans le théâtre bourgeois. Il est une réalité, une boîte fermée qui fixe les limites du mouvement et le restreint à la durée du spectacle. La pièce C'EST DU THÉÂTRE COMME IL ÉTAIT À ESPÉRER ET À PRÉVOIR, qui durait huit heures c'est-à-dire une journée de travail montrait non seulement la scène, mais aussi l'espace où les interprètes pouvaient se retirer pendant les temps morts, pour boire, manger ou se reposer. L'INTERVIEW QUI MEURT... illustrait à quel point la réalité peut être "réelle". La scène était recouverte de cristaux de sel, telle une mer asséchée sur laquelle gisaient douze poissons agonisants. Trois danseuses nues et quatre petites tables composaient une image à la fois repoussante par ses aspects impitoyables et fascinante par sa beauté cruelle, inhumaine ou faut-il dire non bourgeoise. De ce fait, la scène de Fabre ressemble toujours à une boîte à images, une composition expérimentale où chacun se voit attribuer une place précise. L'importance de ce regard est apparue dans C'EST DU THÉÂTRE..., où les acteurs accomplissent à tour de rôle une tâche puis regardent comment les autres s'en acquittent. Sans attention ni passion ni dévalorisation, mais tout simplement en observant. Dans ce théâtre du regard distant, les distances entre les acteurs déterminent leurs rapports et leur force de frappe. Le spectacle est un déploiement de forces agissant intérieurement et extérieurement sur la position initiale. La boîte à images est prolongée par les contraintes physiques directes imposées aux acteurs. Les harnais qui apparaissent en plusieurs morceaux en sont un célèbre exemple. De même, les costumes d'animaux géants, que les danseurs portent jusqu'aux limites de l'épuisement dans PARROTS AND GUINEA PIGS, délimitent l'horizon de la danse. Cette oppression se retrouve sous une forme primitive dans un ancien montage photographique où l'on peut voir Fabre lui-même enfermé dans un bocal à conserve. La signification spécifique n'allait en être développée que plus tard, dans des oeuvres telles que DA UN' ALTRA FACCIA DEL TEMPO.
LES SECTIONS DANSÉES montrent avec une infinie précision les forces externes qui agissent sur l'espace de la scène. Dans cette chorégraphie, les danseuses répètent sans fin une série de mouvements de ballet académique à un rythme effroyablement lent. Cet exercice leur est particulièrement pénible, de sorte que le fossé entre la figure idéale qu'elles sont censées représenter et la réalité de leur corps s'agrandit en permanence. Comme elles sont prises dans la discipline de fer du ballet, elles ne peuvent pas se révolter. Cet emprisonnement est littéralement représenté par les positions minutieusement définies des danseuses. Elles sont enfermées dans une grille de coordonnées précises qui, ensemble, forment une figure géométrique «idéale». À un moment, celle-ci est mise plus particulièrement en évidence par le jeu conjoint des vêtements et de la toile de fond, réalisés un tissu peint en bleu bic. De plus, l'ensemble de la géométrie est placé sous le signe du point de fuite central, élevé loin au-dessus des danseuses et représenté par Fressia nue. La figure spatiale montre de ce fait la vérité du ballet. La beauté par la discipline. L'interprète est comme une machine, une über-marionet comme seul Gordon Craig pouvait en rêver.
La force qui envahit la scène est le regard porté de l'extérieur sur ce qui se passe. LES SECTIONS DANSÉES sont comme la reprise figée de figures du théâtre baroque. Dans ce théâtre, tout s'articule à partir d'un point central: le regard du roi qui, dans un mouvement, embrasse l'action qui se déroule sur la scène ainsi que la cour le public, réuni autour de lui de manière symétrique pour suivre le spectacle. La situation du public n'était pas déterminée au hasard. La place attribuée à chaque spectateur était définie par des règles inflexibles tenant compte des distances à respecter par rapport au roi. Nul ne pouvait se permettre de perturber la société parfaitement ordonnée de la cour en se mettant à nu, d'une manière ou d'une autre. La scène et la salle se reflétaient comme un miroir: l'ordre et la discipline imperturbables d'un espace n'étaient que la représentation l'un de l'autre, et vice-versa.
Mais même dans cet agencement parfait subsiste un "dépôt" irréductible. Dans les SECTIONS DANSÉES, nous voyons que les danseuses ne peuvent nier leur véritable corps; les tremblements et les tensions des corps perturbent la perfection de l'image. Mais nous voyons également comment les danseuses parviennent à se surpasser. Ce qui est réprimé le corps lui-même revient en effet comme la réalité d'un univers inversé, infernal. Face à la clarté rayonnante de l'ordre parfait, on trouve le chaos réprimé, susceptible d'exploser à tout moment, que Fabre a également traité à plusieurs reprises. Dans SWEET TEMPTATIONS cette inversion est littérale, même sur un plan spatial. Ici, l'espace n'est pas bleu azur comme les rêves, mais noir d'encre comme la nuit. Les puissantes danseuses des SECTIONS DANSÉES ont été remplacées ici dans une symétrie parfaite par des jumeaux en fauteuil roulant, qui se perdent dans des considérations vides de sens. Inspirés du personnage de Stephen Hawking, ils sont l'incarnation de l'homme spiritualisé. Derrière une batterie au fond de la scène, au centre, se tient un troisième personnage portant un masque de hibou, tel un reflet parfait du regard imaginaire qui maintient sous contrôle le ballet des SECTIONS DANSÉES. Le hibou représente le paroxysme de l'ambivalence: il est à la fois symbole d'ordre (qui dans cette pièce se révèle impuissant), représenté par les jumeaux en chaise roulante, et attribut de Tijl Uylenspiegel, qui vient à bout du dragon de l'ordre établi. À certains moments, ce bouffon frappe violemment sur ses tambours, tandis qu'un cortège débridé de nymphomanes et d'hommes se pavanant et se battant envahit la scène. Leur devise: «Lust for Life » de Iggy Pop. L'art fait un pied-de-nez à l'ordre établi.
Dans d'autres oeuvres, comme la trilogie d'opéra THE MINDS OF HELENA TROUBLEYN ou DA UN' ALTRA FACCIA DEL TEMPO, ces deux mondes se côtoient. Comme dans un palais des glaces, ils semblent se dédoubler en permanence. Ils s'abreuvent mutuellement tout en se détruisant: la mort de l'un donne vie à l'autre, dans un intemporel cycle sans fin. Dans THE SOUND OF ONE HAND CLAPPING, l'ordre parfait de la première scène explose pendant quelques secondes pour se rétablir ensuite. Sur la scène, on retrouve une boîte fermée couleur bleu bic, d'où l'on ne peut s'échapper. Des danseurs, déguisés en insectes et positionnés de telle façon qu'ensemble ils prennent la forme d'un insecte gigantesque, lèvent les bras avec une lenteur abominable pour former un arc au-dessus de leur tête, font un pas, puis recommencent le mouvement depuis le départ. De temps en temps, comme si cette lenteur était devenue insupportable, un danseur surgit et traverse la scène dans une pirouette effrénée, puis tout retrouve sa place. DA UN' ALTRA FACCIA... contient un moment remarquable, où une situation concrète se transforme instantanément en représentation symbolique de la pulsion sauvage qui sourde sous la rigueur de l'ordre d'un monde domestiqué. Les danseurs vont s'asseoir autour de la scène sur des petits tas d'assiettes blanches immaculées. Chacun place ensuite une assiette devant sa tête, pour transformer l'assemblée en une icône représentant une communauté statique et fermée. C'est dans cet ordre fermé que l'enfer se déchaîne lorsqu'un des danseurs, Marc Vanrunxt, tel un enfant désobéissant, se met à jouer avec son assiette et finit par la briser. Ce n'est pas par hasard qu'il se trouve en plein milieu, et non sur le côté, comme on pourrait s'y attendre pour un enfant. En effet, le centre d'attention n'est pas l'ordre en soi, mais la permanence du risque qu'il s'effondre. C'est symbolisé par le démoniaque Anthony Rizzi qui, à nouveau tout à fait au centre du fond de la scène, regarde en ricanant. La raclée administrée à l'enfant n'a donc aucune commune mesure avec la faute commise, celle-ci servant uniquement de prétexte à un abus de pouvoir injuste et sauvage. À ce moment, l'enfer se déchaîne littéralement. Le cercle restreint de la maisonnée, du village ou de la collectivité se mue en défilé carnavalesque où chacun, sous l'oeil approbateur de Rizzi, est à la fois le bourreau et la victime. Il jette une lumière particulière sur les bocaux à conserve de Fabre, datant de plusieurs années: le confinement spatial semble être la source d'une énergie démesurée, prête à exploser à la moindre étincelle. Le résultat est d'une beauté littéralement écrasante. Sur une scène totalement vide, des centaines d'assiettes blanches volent en éclats dans un fracas assourdissant. Sur les débris, sous une lumière aveuglante, trois danseuses en sous-vêtements d'un blanc éclatant esquissent quelques élégants mouvements. Il serait presque impossible d'être à la fois plus concret, plus physique et plus abstrait. Le « drame » de la pièce est totalement décrit dans son évolution topologique stricte de l'ordre vers le chaos puis vers la synthèse.
Ces dernières années, Fabre a introduit une nouvelle dimension dans son travail en intégrant des images filmées dans cette boîte fermée qu'est la scène, pour la première fois dans le solo MON CORPS, MON GENTIL CORPS, DIS-MOI... dans la série LES QUATRE TEMPÉRAMENTS pour Wim Vandekeybus. À la fin du solo, il projette un film montrant en gros-plan Vandekeybus exécutant une chorégraphie effrénée sur un fond très contrasté. Tous les thèmes annoncés dans la performance précédente de danse et textes reviennent ici dans une perspective temporelle abrégée: le corps est la toile sur laquelle on peint, une sorte de marionnette supérieure qui est également le lieu où d'étranges processus se déroulent sous la peau. Le film met en scène le regard qui effleure le corps d'une manière souvent ostensiblement érotique. Le contraire de l'érotisme, la pulsion de mort, se retrouve quant à elle dans le film L'ANGE DE LA MORT pour lequel Fabre a travaillé avec le chorégraphe William Forsythe au Musée d'Anatomie de Montpellier. Forsythe représente de manière allégorique la soif de célébrité d'Andy Warhol et la pulsion de mort qu'il éprouvait simultanément. Plus tard, Fabre a ajouté au film un solo live d'Ivana Jozic ou de l'acteur-réalisateur Jan Decorte. Le contraste entre le film et l'action en live aboutit à une expérience hallucinante. Le spectateur est en effet assis autour d'un podium situé au milieu de la salle. L'action se déroule sous ses yeux, tandis que la pièce est délimitée par les images filmées de Forsythe. La présence sinistre d'un Forsythe plus grand que nature, quasiment nu, renforcée par les alignements infinis de crânes du musée, contraste magnifiquement avec la performance en live. Jozic, par exemple, dans son rôle d'"interviewer infernale", s'incarne dans une angoissante proximité. Souvent, par l'agencement de l'espace, elle arrive redoutablement près du spectateur. Les regards à la fois terrifiés et fascinés du public deviennent eux-mêmes un personnage dans l'hallucinant palais des glaces de Fabre où se côtoient la concupiscence et la quête de célébrité.
Traduit du néerlandais par Alain Kinsella.