Le phénomène Hugo Claus

• L'autonomie culturelle et le communautaire ne sont pas encore parvenus à pulvériser l'intérêt pour certaines manifestations produites par « l'autre côté ». Il est vrai que la production de longs métrages étant rare dans ce pays, le lancement de l'un d'eux peut susciter une curiosité générale. D'autant que leur auteur se nomme Hugo Claus — le seul écrivain flamand dont le nom n'est pas tout à fait inconnu du côté francophone. C'est même surprenant.

Pour ce qui est du film, « Vrijdag »(Vendredi), adaptation par Claus de sa pièce (même titre) — dont la première mondiale aura lieu le 1er décembre, voyez plus loin.

Ce qui nous retient avant tout, c'est le phénomène Hugo Claus. Un phénomène apparemment sans équivalent.

Il faut bien l'admettre, il est unique. On le lui dit et son rire éclate aussitôt. Pourtant, il ne peut pas en douter. C'est la constatation d'un fait, non une flatterie. Il i y a donc bel et bien un phénomène Hugo Claus, même s'il est le seul à ne pas se poser la question.

Le terme phénomène est à prendre d'abord dans son sens astronomique. Claus est apparu au firmament littéraire comme une nova dont l'éclat singulier n'a cessé de s'intensifier. Au début, une revue d'avant-garde, «Tijd en Mens» (1949-55) et un roman, « De Metsiers » (1950) révèlent l'auteur nouveau, natif de Bruges. Et d'emblée, on perçoit qu'on a affaire à forte partie. Paraphrasant ce que Romain Rolland avait écrit au jeune Henry de Montherlant, un critique clairvoyant aurait pu proclamer : « Vous êtes la plus grande force des lettres flamandes...».

Physiquement, une carrure de fonceur. L'esprit en rapport, servi par une solide vitalité. Tout cela ne suffirait pas à imposer un homme s'il n'avait pas de talent à revendre. Or, le charme opéra d'emblée. « De Metsiers » devinrent « La chasse aux canards » pour les éditions Fasquelle. Paris... le rêve de tout auteur belge. Fasquelle encore édita. « De Hondsdagen » sous le titre « Jour de canicule », le Mercure de France publia des poèmes et Gallimard du théâtre.

Et malgré cela, Claus nous dit :

— Je ne suis pas du tout connu. Tout cela ne sont que des gouttes d'eau dans la mer.

C'est que la mer est vaste. Mais qu'en est-il dans la mare belge ?

Côté flamand, la place de Claus est sans doute la plus en vue, la plus considérable. Et considérée. Qu'a-t-on à lui refuser ? Les commandes en tout genre ne manquent pas. Les prix non plus. Il en est à son quatrième Prix triennal de l'Etat. On s'est même sérieusement demandé s'il ne fallait pas lui attribuer un cinquième Prix triennal pour « Phaedra», tragédie retravaillée d'après Senèque, principalement, et quelques autres, comme Racine. A croire que la Flandre ne connaît d'autre auteur dramatique digne d'un prix.

(bij foto: Hugo Claus et son cameraman en chef, Ricardo Aronovich, un familier de Malle, Resnais, Costa Gavras.)

On pourrait voir le cas sous un autre angle. Alors qu'on assiste à la béate satisfaction des uns et des autres lorsqu'un prix vient les sortir de la cohorte des anonymes, Hugo Claus s'est révolté dès ses débuts contre l'exploitation éhontée de l'artiste auquel on décerne un prix comme on jette un os à un chien. Pour qu'il se tienne tranquille. Heureux d'être reconnu.

Décidé à vivre en écrivain — et non, comme tant d'autres, en fonctionnaires qui d'adonnent à la création littéraire — Hugo Claus a tapé du poing et donné de la voix. Contre, le système des aumônes, des rémunérations dérisoires, des prix ridicules. Contre l'exploitation éhontée. Il n'y a pas de raison qu'un écrivain ne puisse vivre de sa plume sans devoir sacrifier au journalisme ou déboucher sur d'autres terrains tout aussi contraignants. Mais il faut bien admettre qu'en Belgique, ce genre d'aventure n'a été mené à bien que par Simenon et Hugo Claus. La comparaison entre les deux auteurs s'arrête là. Quant au sacrifice, ils l'ont assumé différemment, Georges Simenon en écrivant un roman par quinzaine ou par mois, selon les époques, Hugo Claus en traduisant ou adaptant des textes, en faisant, comme il dit, des travaux de bricolage. "Dans la mesure où il ne peut pas vivre sans s'exprimer, cette solution ne l'enchante guère. Il voudrait pouvoir relever d'un statut comme en a instauré l'Irlande. L'artiste dont quelques romans, pièces de théâtre, peintures ou partitions sont considérés comme une contribution à la Culture, est exempté d'impôts.

En Belgique, si les représentations d'une pièce lui rapportent 100.000 francs, il devra en céder 60.000 comme contribuable. Le métier d'écrivain à part entière est donc dur, plein d'aléas et de risques, requérant beaucoup de travail. Ce qui explique tant de déviations vers le journalisme. Mais Claus s'y refuse :

— Je ne suis pas capable de recevoir des ordres.

Assumer sa liberté d'expression va de pair avec ce souci d'indépendance. Il n'est de liberté réelle que dans la discipline qu'on s'impose à soi-même.

Dans la presse (un hebdomadaire néerlandais), il nous est arrivé de lire des variations clausiennes sur ses amours. Particularité que l'on ne retrouve chez les vedettes. C'est un autre aspect du phénomène Claus. On n'imagine pas pareille manifestation chez nos écrivains francophones, ni d'ailleurs chez d'autres écrivains flamands. Il est vrai qu'en comparaison, les autres donnent l'impression de se confiner dans un confort feutré. Il est rare, aussi, de les voir passer de la poésie au roman, de l'essai au théâtre, de la peinture au scénario et, finalement, à la réalisation cinématographique, autant de moyens d'expression dont l'alternance ne laisse aucun répit. Son nom ne quitte pratiquement jamais l'actualité culturelle. A l'instar de certains écrivains français ou américains, il occupe la, scène parce qu'il reste en mouvement. Combien d'autres peuvent en dire autant? Voire en faire autant? Le temps d'un livre ou d'une pièce, et ils se retrouvent dans la zone d'ombre où les feux de l'actualité les ont subitement éclairés.

La mobilité de Claus est sans doute un facteur décisif dans le passage d'un côté à l'autre de nos découpages linguistiques. Car il ne suffit pas d'avoir du talent. Le public francophone reste d'une superbe indifférence devant un auteur flamand, plus étranger que s'il venait des steppes de l'Asie centrale. D'où la question : comment se fait-il qu'un Hugo Claus soit connu d'un public, bien au-delà de quelques initiés ou de quelques bilingues culturellement plus belges que nature ? Mieux, il n'est pas seulement connu, il représente et personnifie les lettres néerlandaises de Belgique auprès du public francophone qui ne lit pas le néerlandais. Parce qu'il est traduit? Sans doute, mais on en a traduit d'autres. Parce qu'on l'a joué et continue de le jouer en français? Sûrement. Mais est-ce à dire qu'il n'y a pas d'autres auteurs dramatiques flamands méritant l'intérêt?

Faut-il tenir pour nulle l'œuvre d'un Piet Sterckx, d'un Tone Brulin, d'un Jan Christiaens — pour nous borner à des écrivains de la même génération ?

On se rend compte que la percée s'est faite par le théâtre et non par la poésie ou le roman. Or, nous semble-t-il, voilà au moins deux domaines fortement marqués du sceau clausien, grâce à la vigueur de la langue ou à la conception originale qui peut conditionner un roman et qui, dans « De verwondering » (« L'étonnement »>), atteint un prodigieux degré d'achèvement.

Même si l'écrivain flamand est lu aux Pays-Bas, il doit parfois y subir des critiques assez acerbes précisément pour sa manière flamande de manier le néerlandais. C'est même le cas pour les auteurs qui, chez nous, passent pour de brillants stylistes, tel Marnix Gijsen. Réponse cinglante de Claus :

— Les fanfaronnades arrogantes de certains Néerlandais ne m'intéressent pas. Je suis pour tout ce qui enrichit la langue. Je suis pour les gallicismes, les germanismes, contre toute tentative d'appauvrissement. Pour Rabelais plutôt que pour Stendhal ou Racine.

Que les Hollandais veuillent faire la loi en se prenant pour les dépositaires du seul néerlandais correct, Claus n'en a cure. Il rejette même cette prétention en se référant à l'Histoire.

— La seule bonne source du néerlandais est flamande, et cela remonte au Moyen Age.

A force de s'assumer pleinement, Hugo Claus a acquis une position privilégiée : il rayonne et on le craint. A cinquante et un ans, il est resté l'enfant terrible des lettres néerlandaises, Avec une curiosité intacte pour toute activité créatrice et, comme il se doit, un certain dégoût de la « mascarade » politique. Certes, il reconnaît que, sur ce terrain, il est nul. Mais le spectacle des hommes politiques pris en charge par la télévision suffit à le convaincre qu'il assiste à un jeu de masques pour gogos.

— Je ne tiens pas à consacrer à cela le temps de vivre. Alain GERMOZ

Vrijdag : de la pièce au film

Assurer soi-même la transposition de son œuvre au cinéma, un rêve pour tout auteur normalement constitué, qu'il soit romancier ou dramaturge. Un cauchemar pour Hugo Claus, qui n'est décidément pas un auteur comme les autres :

— « Je rêve de pouvoir un jour mettre en scène un film écrit par quelqu'un d'autre... Mais je n'ai pas de chance : jusqu'à présent, des producteurs et des metteurs en scène m'ont demandé de leur écrire des scénarios, jamais un scénariste n'a demandé que je réalise son film. J'aimerais pourtant mieux ça que d'écrire des scénarios.

(bij foto: Frank Aendenboom (à dr.) est le protagoniste du film « Vrijdag », avec K. Courbois et H. Flock : 3 personnages, mais pas comme dans la pièce.)

La raison de la « préférence » de Claus est la même que celle des auteurs qui rêvent de filmer eux-mêmes leur roman, leur pièce, ou leur scénario : la liberté qu'a le cinéaste de fouler le texte aux pieds pour tout dire par l'image. Quitte à « trahir » l'auteur du texte écrit.

— « Sur les textes d'autrui, je serais plus libre de m'exprimer comme cinéaste, explique Claus. Quand je filme à partir de mes propres textes, le scénariste l'emporte forcément sur le réalisateur. Et à plus forte raison si le scénariste travaille sur l'œuvre du dramaturge... ..

C'est pourtant ce qui est arrivé avec « Vrijdag », sa propre pièce, dont Hugo Claus vient de tirer à la fois un scénario et un film. En trahissant toutefois le dramaturge comme l'aurait fait n'importe quel « étranqer » ;

— « La pièce durait trois heures et demie. Le film la moitié à peine... Forcément, il a fallu modifier sensiblement les données. »

— Fondamentales ? »>

— «Bien sûr. Dans un cas pareil, il vaut mieux partir de zéro. Repenser le film en fonction des obligations inhérentes au « contrat » et non à partir du texte existant. La pièce, je l'ai écrite sans contrainte. Seul maître à bord. Ce film est une commande. Rogner de-ci de-là pour arriver à la durée imposée, c'eût été une « réduction » au sens littéral du terme : comme on parle des réducteurs de têtes. J'ai préféré partir de l'idée qu'il fallait choisir quelque chose d'intéressant dans la pièce et lui laisser tout son développement, à défaut de pouvoir traduire toute la pièce.

»Dans la pièce, il y a trois personnages, les mêmes que dans le film : le mari, la femme et l'amant, sur qui ricochent les conséquences du drame du mari, condamné à une peine de prison pour inceste.

» La pièce met l'accent sur les trois personnages. Dans le film, j'ai tout concentré sur le mari... Les péripéties sont toutes là. Mais vues uniquement par les yeux et les réactions du mari — alors que dans la pièce, les deux autres compères ont autant à en dire et expliquer que lui... »

— « Et si un « étranger » avait fait subir cette modification à votre pièce, qu'en auriez-vous dit ? »

— « J'espère que j'aurais joué le jeu. Un film n'est pas une pièce. Et vice versa... Il n'appartient plus à l'auteur du texte initial. Mais à son auteur : le cinéaste... »

Tout en se défendant d'être « cinéaste » (« J'ai seulement voulu faire un film... »), Hugo Claus a en tout cas rendu des points à bien des faiseurs de films qui se prennent pour des cinéastes professionnels : il a terminé son travail largement à temps pour que son film puisse entamer sa carrière commerciale le 11 décembre — comme s'y était engagé le producteur Jean Van Raemdonck au début du tournage, l'été dernier. « Par ailleurs, le cinéma est une industrie » a signalé Malraux.

Mieux même : la première mondiale peut avoir lieu ce lundi 1er décembre déjà (1). Organisée conjointement par la Culture néerlandaise, sponsor officiel du film, et l'Union de la Critique de Cinéma — à qui rien de ce qui valorise la production cinématographique dans ce pays n'est indifférent...

P. TH.

(1) Première mondiale à bureaux fermés. Mais . la carrière commerciale de «Vrijdag» suivra, le 11 décembre prochain, simultanément à Bruxelles, Gand, Bruges, Hasselt, Louvain et Courtrai (où se situe l'action).