Mysticisme et sensualité

A propos de Dédé qui vient de paraître chez Gallimard est un roman savoureux, rapide, où l'on voit une pieuse et bourgeoise réunion de famille dans la maison de Dédé, le desservant, le curé, tourner à la foire et au drame. Rien d'étonnant si cela commence comme un tableau de l'école de Delft pour s'achever en happening : Hugo Claus l'auteur est flamand et dramaturge d'avant-garde. Le cheveu roux, l'épaule large, l'oeil clair et vif, bâti pour les durs travaux et les plaisirs de la vie, Hugo Claus aurait pu poser pour Franz Hais ou un apôtre dans un mystère médiéval. Poète, scénariste, traducteur, romancier, auteur dramatique et à l'occasion metteur en scène, aimant le labeur régulier, « seul moyen de ne pas céder à la paresse », dans sa maison de campagne près de Gand, Hugo Claus est à quarante ans le plus connu des écrivains flamands. Le seul auteur néerlandais, dit-il, â vivre uniquement de sa plume. Flamand ? Néerlandais ? Nous voici pris d'entrée de jeu au piège linguistique.

H.C. La langue écrite n'est pas la langue parilé. A Gand, à Anvers, on parle flamand, mais le flamand n'est qu'un dialecte néerlandais. En France, vous pouvez bien parler le breton ou le patois auvergnat, mais vous écrivez le français. Nous, nous écrivons le néerlandais. Aussi sommes-nous obligés de regarder vers la Hollande. La plupart de mes pièces ont été créées, mes livres sont imprimés à Amsterdam. Je n'ai guère en Belgique que 25 % de mes lecteurs. Je suis donc un écrivain néerlandais.

Dans A propos de Dédé, vous pouvez nier vos origines. Vous faites une peinture assez dure de la bourgeoisie flamande.

H.C. Sans doute. Aussi me compare-t-on facilement à Breughel et à Bosch. Cette comparaison tout à fait extérieure me fait rire. Elle vient de ce lieu commun qui veut que les Flamands allient, mysticisme et sensualité. Ils ont fait bon usage de cette alliance, certes, mais ils ne sont pas les seuls. Et ce n'est pas le cas de Bosch qui était très peu flamand et encore moins sensuel. Si mes personnages sont flamands, c'est que je connais bien les Flandres. Je me vois mal décrivant une soirée parisienne. Ce serait une satire trop facile. Et fausse car je me sens mal à l'aise chez les Français. Mais ce qui me gêne, c'est peut-être moins les Français que la société des villes. En fait, ce qui m'influence profondément, c'est de vivre à la campagne.

Dans A propos de Dédé, vous attaquez assez durement l'Eglise. On voit là comment les rites chrétiens peuvent devenir des ébauches ou des caricatures de rites païens. Plus que de son roman, Hugo Claus a envie de parler de son procès. Le 17 mars dernier, il a été condamné en appel à quatre mois de prison, avec sursis, pour un spectacle qu'il avait présenté au Festival du Film expérimental de Knokke-le-Zoute. De quoi s'agissait-il ?

H.C. Ma pièce reprenait un mystère flamand : Mariken van Niemigen. C'est un très beau texte de la littérature médiévale néerlandaise qu 'on enseigne chez nous à l'école et à l'Université. L'histoire est celle d'une jeune fille qui s'acoquine avec le diable et qui vit avec lui jusqu'au jour où elle voit représenter dans la rue un jeu théâtral qui s'appelle Mascheroen (nom que j'ai donné à ma pièce). Elle est alors touchée par la grâce, elle se repent de ses péchés, se rend en pèlerinage à Rome, où le pape lui dit qu'elle doit en pénitence entrer au couvent et y finir ses jours. Or, cette fin me semble immorale. Je ne pense pas qu'il faille enterrer les jeunes filles au couvent, ni que la beauté d'une œuvre dramatique doive servir à injecter au public des préceptes moraux de cette sorte. J'ai donc décidé de récrire cette pièce à partir du même thème. Seulement l'amour de la jeune fille et du diable, ce n'est pas la violence et la sexualité effrénée, c'est ce qu'il y a de plus merveilleux au monde. Cet amour incarne la beauté de l'amour humain. Aussi quand les idées de péché et de rédemption, quand les grands tabous du christianisme se manifestent à elle et pour cela prennent l'image de la Sainte-Trinité, elle les chasse à coups de fouet. J'avais donné à la comédienne un fouet de dompteur d'éléphants et dit aux acteurs qui figuraient la Trinité de ne bouger que quand elle lèverait le fouet. Ils ont fui, alors, en battant des records olympiques. On n'avait jamais vu la sainte Trinité détaler aussi vite !

C'est pour cela que vous avez été condamné ?

H.C. Non. Quand j'ai mis en scène la sainte Trinité, je suis arrivé à la conclusion que les acteurs devaient être totalement nus. Si l'homme a été créé à l'image de Dieu, comme il est à sa naissance un être nu, Dieu ne peut être que nu. La condamnation ne vise pas le spectacle, mais cette nudité. On accepte la nudité de la femme, mais celle de l'homme est jugée laide et choquante.

Le paradoxe, c'est que les poursuites n'ont été engagées contre Claus que quelques mois après le spectacle. Dans la salle, le public avait bien réagi, « avec un rire étrange qui commençait dans la gêne et s'achevait dans le délire», Mais des photographies ayant été publiées dans un magazine à sensations, une plainte fut déposée et une enquête ouverte.

H.C. Au procès, aucun des témoins a charge, n'avait vu le spectacle. Le commissaire de police non plus. Mais ce qui me choque et m'inquiète le plus, c'est l'apathie dans laquelle ce procès s est déroulé. Les intellectuels n'ont pas protesté. Ils ne protestent pas non plus contre les mesures qui frappent les livres erotiques, ni même contre les saisies de livres et de manuscrits qui ont eu lieu chez certains écrivains. Ils ne veulent pas se compromettre avec l'érotisme. Mais toute restriction de la liberté est dangereuse et les juges auraient certainement la même bonne conscience pour un procès politique.

Pour vous, l'Eglise est l'ennemie qu'il faut combattre d'abord. A quoi cela tient-il ?

H.C. J'ai été élevé dans un couvent de bonnes soeurs, de 18 mois à 11 ans, donc à un âge où, selon saint Ignace, les sentiments religieux prennent le plus facilement racine. Or, de là vient ma haine totale de l'Eglise. Je ne peux pas en discuter rationnellement. C'est une haine viscérale, organique. Pour moi l'Eglise est l'incarnation du mal à partir de saint Paul, la cause de presque tous les troubles qui ont bouleversé l'Europe. Mais dans cette haine, il entre aussi de l'admiration... Enfin, je ne voudrais pas passer ma vie à combattre ce dragon.

Propos recueillis par Claude Bonnefoy