FEU SUR LES ARDENNES

Hugo Claus a ramené, à Arlon, les Panzers et la Wehrmacht pour réaliser son premier film : l'histoire de trois naufragés dans le chaos de l'offensive von Rundstedt

A la lisière du petit bois de pins, les blindés nazis attendent, tapis dans la lumière froide. De chaque coupole, émerge un buste noir décoré de la tête de mort SS. Tous les regards convergent vers l'homme qui, à l'avant-plan, va donner, dans un instant, le signal de l'attaque. Il est robuste et blond. Sous le bec dardé de la « skimütse » olivâtre, le visage est jeune et plein, le regard vif derrière des lunettes fumées jaunes. Le dramaturge Hugo Claus rallume, à son compte, la guerre dans les Ardennes... Nous sommes le 27 février, peu avant midi. A son signe, les Panzers s'élancent en tonnant dans le vallon planté de petits arbres, de futaies et de ces beaux buissons fugaces qu'allument les obus. La bataille qui commence n'appartient ni au passé ni à l'Histoire. C'est le nouveau chapitre d'une guerre que, depuis quinze ans, le premier écrivain belge de sa génération livre à ses démons intérieurs.

LOUP PARMI LES RENARDS

Quatre heures plus tôt, nous franchissons ensemble en voiture, les portes bien gardées de l'école des blindés d'Arlon. Depuis que nous avons quitté l'hôtel du Nord où il a installé son Q.G. d'aventure, il n'a cessé de répondre par des mots drôles à mes questions. C'est, ô miracle, un homme de lettres gai. Il a, par exemple, une manière très ouverte d'introduire ou d'apprécier un bon mot dans la conversation. On me l'avait décrit taciturne, déconcertant, maussade. Pour notre première rencontre, nous avons improvisé ensemble un confortable casse-croûte nocturne et, là-dessus, échangé des confidences et des questions pendant trois heures... Entre les blocs gris de la caserne, d'antiques Patton tavelés sont alignés comme pour la parade. A travers les vitres de la Car-A-Van, Hugo Claus, qui a mal dormi comme d'habitude, les passe en revue, l'œil goguenard :

— Voilà les jouets... N'est-ce pas magnifique ?

— Vous aimez la guerre ?

— Bien sûr. C'est mon côté infantile...

Avertissement avant de poursuivre : Hugo Claus est double. De face, il présente la figure jeune et vive d'un félin bien nourri dont l'appétit ne dort que d'un œil mais d'une bonté souvent citée en exemple dans la jungle. De profil, il avoue un masque lourd et mûr, un peu las, d'imperator intellectuel. Il y a deux hommes en lui : Hugo, ingénuité et passion; Claus, rouerie et solitude. Il a longtemps été un auteur de romans et de pièces sur ses gardes, loup parmi les renards, d'une qualité qui rejetait dans l'ombre tous nos feux-follets de l'esprit. Providentiellement, voilà que le cinéma lui permet de se décontracter, et, en se partageant, de pousser plus loin sa rude odyssée. A Arlon, l'an dernier, il était venu se livrer à une de ces expériences peu ordinaires qui lui tiennent lieu de digestif intellectuel et de tonique émotionnel. Il s'agissait, cette fois, de donner, à une récitation de poèmes grecs, un décor d'engins blindés en action. En s'exerçant sur ce paradoxe, l'idée lui est venue de faire un film sur la bataille des Ardennes dont le caractère essentiellement et hautement apocalyptique l'a toujours fasciné.

LE G. I. RETROUVE DANS "VOGUE"

D'une énergie étourdissante quand un tel caprice le taraude, il écrit, en trois mois, un scénario où la guerre apparaît comme le quatrième partenaire d'une partie de dés dramatique, les trois autres étant un combattant américain, un soldat allemand et un civil belge de 20 ans. Le ministre Van Elslande lit le script, s'emballe, promet son appui. La seule excuse que peut présenter la culture d'avoir, dans ce pays encore libre, pris une majuscule officielle, est d'hériter, dans l'aventure d'un compte en banque généreux. Pour réaliser son premier film, Hugo Claus reçoit une bourse de trois millions et demi de francs. C'est important et ridicule. Ce serait une aubaine inespérée pour ces tâcherons cérébraux qui assiègent le ministre de leurs desseins plus ou moins impénétrables. Hugo Claus a d'autres ambitions. Il ne cherche pas les éloges codés des aficionados des clubs et des séminaires. Ce qu'il veut, c'est toucher le public, se voir affiché rue Neuve plutôt qu'aux Beaux-Arts, projeter son film dans les rues et non dans les impasses, fussent-elles maçonniques. Il entend faire quelque chose qui soit apéritif et nourrissant, comme font Arthur Penn, Aldrich, Louis Malle. Et non un sorbet ésotérique à l'usage des snobs et des initiés. Ce n'est pas, de loin, son premier scénario. Pour le metteur en scène hollandais Fons Rademackers, il a notamment écrit « le Village au bord du Fleuve », « le Couteau », « la Danse du Héron ». Mais c'est sa première réalisation importante : il redoute les problèmes et les pièges de ce travail en communauté.

— Faire un film en équipe, dit-il, c'est composer un roman sur une machine à écrire au ruban élimé, à laquelle il manquerait plusieurs touches; on mérite saintement chaque mot qu'on écrit...

Assuré de disposer de deux adjoints sérieux : Lili Veenman, l'assistante — et l'épouse — de Rademaekers, Camille De Bruyne, producteur à la T.V. flamande, il se met en quête des incarnations de ses trois héros. Il renoncerait plutôt que d'admettre des acteurs qui ne conviendraient pas parfaitement aux personnages dont il a imaginé les aventures tragiques dans le chaos de la bataille. Or, le film se prépare — et se fera — avec une extrême humilité de moyens. Willy, l'Allemand est vite trouvé : c'est Rademaekers lui-même qui fera pour la circonstance, ses premières armes de comédien après avoir tourné une demi-douzaine de films appréciés en France et aux Etats-Unis mais complètement ignorés à Bruxelles et à Liège. Richard prendra vie sous les traits d'une jeune acteur anversois Robert De Hert. Reste à trouver Mike, le G.I. perdu. Par un de ces paradoxes qui lui semblent tout naturels, Hugo Claus découvrira celui qu'il cherche, dans « Harper's Bazaar » et « Vogue ». Il s'appelle Del Negro et pose à l'occasion pour des photos de mode. Providentiellement, c'est un acteur. Il a 35 ans. Né, à New York, d'une mère qui fit carrière dans les Ziegfield Follies, il vagabonde en Europe, depuis dix ans, à la recherche d'un bon film où jouer et d'une galerie intéressante où exposer : car cet Américain, le seul à ne pas se ronger les sangs quand on lui dit « Hello, negro... », est également peintre et sculpteur.

LES BLINDES EN CARTON D'ALDRICH

Avec cette chance qui s'explique, en vérité, par un certain état de grâce, Hugo Claus a mis la main sur un G.I. miraculeusement ressurgi des brouillards sanglants de l'hiver '44 avec son battle-dress ajusté, son bonnet tricoté sous l'opale du casque, son rifle, ses Camels et sa barbe de trois jours. Dans « de Vijanden » (les Ennemis), Mike perd le contact avec sa compagnie dans le déferlement de l'assaut allemand. Le voilà ramené à zéro, livré à ses seuls misérables moyens dans le chaos qui s'élabore. Au hasard de ses pérégrinations dans les entrailles de la guerre, il rencontre un jeune garçon, qui s'attache désespérément à lui puis capture un Allemand qu'il emmène avec eux. Le film raconte les aventures de ces trois naufragés misérables. Ces Robinsons que tout sépare sur leur île en flammes, la faim, le froid, la peur de la mort et l'obsession de la souffrance vont les rapprocher sans qu'ils trouvent finalement le salut au terme de leur excursion aux enfers. On imagine aisément les ressources d'un tel sujet entre les mains d'un auteur de la classe d'Hugo Claus. Hugo tourne jusqu'à ce que le soleil se couche. La nuit venue, Claus fait ses comptes. Les questions d'intendance dévorent le tiers du budget : il faut, par conséquent montrer la guerre avec les moyens d'un patronage qui monterait « Michel Strogoff ».

— Ce n'est pas un problème se dit-il, Aldrich a bien tourné « Attack » avec des blindés en carton...

Et il a fait un grand film, non ?... Son théâtre de la guerre, ce sera le champ d'ébats des apprentis centaures de l'école des blindés d'Arlon : 50 km2 de boqueteaux, de vallons et de routes campagnardes. Pour combattants il aura les élèves officiers de l'école qui considèrent comme un bon tour, de revêtir les tenues feldgrau louées à un costumier de Dortmund. Bonne joueuse, l'Armée lui confie aussi le commandement qu'il sollicite. Le voilà général en chef, à la tête d'un état-major de jeunes barbus fraîchement sortis de l'I.N.S.A.S.

LES PANZERS ET LA MOTOCYCLETTE

Pour lui, ce n'est qu'un métier de plus. Il en a appris un certain nombre, plus ou moins durs, lorsqu'il a quitté la maison paternelle à quinze ans. Il a notamment travaillé quatre mois dans une raffinerie du Nord et, croyez-le, rien, à l'époque, n'était moins raffiné. De cette expérience, il a tiré le suc de sa deuxième pièce : « Sucre ». Elle succédait à « la Fiancée du Matin » écrite à vingt-trois ans et fut suivie du « Chant de l'Assassin », de « la Danse du Héron », de « Maman, regarde : sans les mains » de « Thyl Uylenspiegel ». Il a aussi à son actif six romans : « La Chasse aux Canards », « Jour de Canicule », « l'Amant Froid », « A propos de Dédé », « l'Emerveillement » et « Honte » terminé l'automne dernier. A quoi il faut ajouter des scénarii de cinéma et des traductions : Buckner, Dylan Thomas, Audiberti, Becket. Il y a trois ans, sa femme, qui est très belle, lui a donné un fils : Thomas. Il les a laissés à Nukerke, près d'Audenarde, pour tourner « les Ennemis » à la Baraque Fraiture et à Arlon. Le tournage commencé le 1er février doit en principe, s'achever à la mi-mars. Jusqu'ici tout s'est bien passé sauf qu'une mine bidon a sauté sous les orteils d'un des faux S.S. Réconforté au moyen d'un grand verre de scotch, le malheureux a cru de nouveau périr : il n'avait jamais bu de whisky. Le jour où le général en chef m'a fait les honneurs de son champ de bataille, on y risquait réellement sa vie. Les jeunes tankistes s'exerçaient, dans leur grand jardin, au tir à balles de guerre. Les cibles étaient toutes proches. Hugo Claus jubilait visiblement à la pensée de tourner, sous les rafales déchirantes des chars-écoles, une scène importante de ce scénario que, depuis un mois, il défend âprement contre les moindres entorses, les plus petites altérations : à ses yeux, autant d'abandons irréparables. L'épisode à tourner lui plaisait : on y voit Mike et Richard, roulant sur une moto à side-car volée, tomber nez à nez avec un groupe de panzers déboulant d'une crête. La scène faisait manifestement un autre heureux : l'artificier anversois Hendrickx comblé par l'occasion de truffer le paysage d'inquiétants canulars farcis de TNT et de poudre noire.

NI IDYLLE NI HAPPY END

Ce matin-là, la machine à écrire était en très mauvais état. Obligatoirement âgée d'une bonne vingtaine d'années, la motocyclette défaillait à chaque instant. Puis quand elle eut fini ses coquetteries, ce fut au tour du ciel de narguer l'homme à la « skimütse » :

— J'ai vu toute cette histoire dans la neige, m'avait-il dit la veille, et j'hérite de l'hiver le moins blanc du siècle !... »

Il m'avait paru médiocrement consolé de s'entendre rappeler que, réellement, il n'a commencé de neiger qu'au 6e jour de la bataille. Maintenant un soleil radieux éclairait les blindages des chars à la sinistre croix noire et blanche prêts à couper la route aux passagers de la motocyclette. On retrouvait du coup l'atmosphère bien particulière des tournages où cinquante personnes désœuvrées regardent trois personnes agitées se livrer à de toutes petites besognes après d'interminables préparatifs. Pour observer Hugo Claus observant le soleil, il y avait en renfort un commando de la Tévé hollandaise silencieux, rapide et actif, deux des trois frères du réalisateur, des photographes et des cinéastes de l'armée. Dix caméras prenaient pour cible Herman Wuyts, l'opérateur des « Ennemis » fort occupé à viser les tanks, dans son collimateur. Et, hors champ, le soleil se faisait insulter dans la langue de Guido Gezelle. Comme les subsides officiels, l'équipe technique du film est flamande. Pourtant, par un curieux hasard, on ne prononce pas un seul mot de néerlandais dans le film. Les Allemands s'expriment en allemand et les Américains dans ce slang qui, né de la guerre, a pris fin avec elle au point que Hugo Claus a eu toutes les peines du monde à en retrouver les traces colorées. Quant à Richard, il use de cet esperanto qui aida si bien les belles libérées de '44 à se faire comprendre de leurs libérateurs. Pour sa sortie commerciale en septembre, l'ouvrage sera soustitré en français, en néerlandais, en allemand et en anglais. C'est une des redoutables gageures de l'entreprise. Les autres sont, par exemple, que l'action ne compte pas d'idylle et s'achève dans le drame; que, par surcroît, la guerre y tient le rôle central le moins important. Dans les « Ennemis », elle n'est que le théâtre et la bataille une toile de fond. La matière dramatique est faite de tout ce qui intervient et se déroule entre Mike, son jeune compagnon et son prisonnier. L'enjeu est là : c'est gagné si les spectateurs pensent, avec l'auteur, que la guerre est contenue dans chaque soldat. C'est perdu s'ils restent étrangers à ces échanges secrets et maladroits par lesquels Mike, Richard et Willy essaient de conjurer le chaos.

LE GUERRIER ET SA PLUME D'ECOLIER

A l'heure où les Patton encore chauds reposent dans la paix des hangars, Hugo Claus s'explique :

— A la cadence actuelle, le tournage aura duré six semaines... Une performance... En vérité, les conditions dans lesquelles je travaille ne me permettent pas autre chose. Fin mars, la bataille sera finie et la guerre commencera. Il m'incombera, à ce moment, de décider de la fin du film et de choisir un fond musical. Personnellement, je suis assez tenté par de vieux « standards » de Glenn Miller pour les scènes à grande accentuation dramatique... »

Il fredonne une suite de mesures parfaitement inidentifiables. Devant mon air confus, il s'interrompt.....

« En principe, le scénario se termine sur la mort des trois héros.

Je me demande maintenant si Richard doit vraiment mourir, lui aussi. Deux M.P.'s le dénichent dans un truck, sous un grand tas de cadavres congelés. Dans son petit nègre, il fait : « I not Jerry, I friend... » L'un des prévôts demande à l'autre : « On l'envoie à l'Intelligence ? » L'autre fait signe que non et abat le garçon... C'est arrivé à bon nombre de S.S. camouflés en G.I.'s pour ajouter à la confusion... Mais cette mort de Richard, c'est peut-être inutile... »

Il passe la main dans ses cheveux qu'il a bouclés et courts, coiffés haut sur le front comme les angelots. L'angelot s'arrête là. Il est de la race des guerriers, même si son arme est une plume d'écolier — une manie à laquelle il tient — ou un pinceau — il n'a pas peint que des façades dans sa vie.

— Il y aura, reprend-il, des gens pour soupirer : un film de guerre ? encore... Connaissez-vous finalement beaucoup de bons films que cette guerre ait inspirés? En réalité, on en a réalisé un grand nombre mais on les a produits sans pensée, comme des films musicaux. Les rafales de stengun remplaçaient simplement le martèlement des claquettes. Ici, c'est autre chose. L'extrême humilité de mon budget m'oblige à parler de la guerre par le biais; ce qui d'ailleurs m'arrange bien, parce que c'est ainsi que, personnellement, j'ai toujours rêvé de décrire cette extraordinaire offensive des Ardennes... ».

Ainsi, tandis que Hugo rêve de Waterloo ou de Tolbiac, Claus reste profondément fidèle à cette inspiration profonde qui, il y a quatorze ans, lui a fait écrire, sous sa mystérieuse dictée, l'admirable « Fiancée du Matin ». S'il gagne cet hiver son pari des « Ennemis », ce serait enfin après le scandaleux boycottage du « Cercle Romain », le premier des longs métrages de notre production cinématographique auquel nous puissions, sans embarras, faire voir du pays.

Pol WALHEER.