le non-conformiste

Un géant en gros pull-over gris, un homme à jamais marqué par une enfance terrible, un bûcheron de travail, un non-conformiste braqué contre la société bourgeoise, un joyeux luron à qui me déplaisent pas de fracassants « scandales », un Flamand violent, emporté, le cœur sur la main, la sympathie à fleur de peau, mais avec peut-être des tréfonds difficiles à sonder — tel nous est apparu Hugo Claus dans sa ferme-villa des environs d'Audenaerde. Hugo Claus trop peu connu des milieux d'expression française parce qu'écrivant directement en flamand, mais qui est probablement le plus grand écrivain belge vivant dans nos frontières. Ses déclarations surprennent souvent, choquent parfois. Nous les livrons ici, sans commentaires, ce - qui ne veut point dire que nous les approuvions. Il nous a paru intéressant de laisser l'homme se dépeindre lui-même. L'auto-portrait n'est pas toujours flatteur. Il dit :

— J'ai horreur de la pauvreté. Je ne la supporte absolument pas : c'est physique. J'évite même le contact des gens pauvres. En train, je voyage toujours en première classe ; ça fait 12 ans peut-être que je n'ai pas pris le tram. C'est... c'est sans doute parce qu'au début de ma vie, pas très longtemps, mais quand même, j'ai été très pauvre.

— Ainsi, vous voulez que je vous raconte ma vie ? Eh bien je suis né en 29, d'une césarienne, à Bruges, à l'hôtel St-Jean ; donc tout près des Memlings. Ensuite, de mes 18 mois à mes 11 ans, j'ai été pensionnaire. Pensionnaire dans le monde assez atroce d'un pensionnat catholique flamand. Ce qui crée forcément une certaine solitude... Un garçon avec un peu d'imagination, à partir de cela, tout naturellement se fabrique des fables, se raconte des histoires pour s'évader. De là à les écrire, il n'y a qu'un pas. Mon premier roman, je l'ai écrit à 19 ans. Il s'appelait « De Metsiers », en français « La Chasse au Canard ». J'ai eu un prix et même assez important. Mais avant j'avais fait toutes sortes de métiers. Après avoir quitté l'école, à 14 1/2 ans, j'ai été ouvrier. J'ai fait la saison dans les sucreries, comme betteravier. J'ai écrit une pièce là-dessus : « Sucre ». J'étais abruti de travail. Mais le soir je lisais, j'apprenais des tas de choses tout seul. A l'école j'avais été un élève bizarre : ou bien j'avais de très beaux points 90/100 par exemple, ou alors moins 4/100, pour indiscipline ! A 20 ans, j'ai pris une décision très importante : j'ai décidé de ne plus jamais travailler pour quelqu'un d'autre, de ne plus avoir de patron. Je m'y suis tenu. Si jamais, un jour, je ne puis plus gagner ma vie d'une manière libre, je crois que j'entrerai à la prison ou dans un asile pour vagabonds ! Quoi qu'il arrive, je refuse absolument de travailler pour un autre.

— Vous avez la réputation de ne pas avoir le caractère tellement facile ?

— Quand quelque chose me gêne, on s'en rend compte assez vite. Ce qui m'ennuie, je le dis. Ça me crée de temps en temps des complications, mais je le trouve assez drôle... Je suis très indépendant. Mon indépendance se manifeste par exemple en étant gentil avec les gens aussi longtemps que ça m'arrange ! J'ai été très marqué par le romantisme allemand, par le surréalisme. Le goût de l'amour fou, de la liberté totale... Je voudrais avoir tout fait, tout essayé, tout senti. Malheureusement, mon éducation catholique me gêne souvent. Mettons qu'un jour j'aie envie d'être cruel, mais oh là là, d'un cruel ! Eh bien, je suis freiné. Je n'arrive pas. Toute ma cruauté se résoud en fin de compte en une petite comédie assez ridicule...

Tout ça est dit d'une voix très douce, presque appliquée. Avec la force d'un chêne bien enraciné dans le paysage. A chaque remarque sarcastique, une bonne fossette, se creusant dans sa joue, fait à son monologue un contrepoint imprévu :

— C'est très difficile de vivre entièrement de littérature. Mais je ne me suis jamais écarté de ma règle. Je refuse même de donner des conférences : un écrivain n'est pas fait pour parler, mais seulement pour écrire. Je m'en suis tiré, les premières années, en écrivant des nouvelles. J'économisais sur tout... Heureusement mes livres se sont tout de suite très bien vendus...

— Si vous m'en parliez un peu, de vos livres ?

— J'ai commencé comme tout le monde, par écrire des poèmes à 17 ans. On fait ça parce qu'on trouve extraordinaire de se sentir l'âme vague et un peu triste, et surtout parce qu'on n'a pas le courage d'écrire beaucoup. Ensuite, j'ai écrit 36 livres en tous genres. Entre autres, 14 recueils de poèmes, 7 pièces de théâtre et 6 romans. J'ai toujours mélangé les genres : si le mercredi soir j'ai envie d'écrire un poème, je le fais ; puis je me mets à deux pages de mon roman ou de ma pièce en cours ; et je termine en avançant une de mes traductions. Cela ne me dérange pas du tout d'avoir plusieurs œuvres à la fois en chantier, de me concentrer successivement sur l'une et puis sur l'autre... Les titres de mes romans ? Voyons... Le premier était «De Metsiers ». Puis il y a eu « De Hondsdagen » (Jours de canicule). Puis «De Koele Minnaar» qu'on a traduit de façon tout à fait aberrante en français par « L'Homme , aux mains Vides ». Alors « De Verwondering » (L'Etonnement), « Omtrent Dédé » (A propos de Dédé), Dédé n'étant pas une fille légère comme on pourrait le supposer, mais... un curé : c'est une petite astuce ! Et enfin, « Schaamte » (Honte) à quoi je travaille actuellement.

— Pour donner une idée de vos romans, voudriez-vous me raconter votre dernier sujet ?

— Je ne peux pas : je ne parle jamais de ce que je suis occupé à faire. Mais prenons les deux précédents. « L'Etonnement » est un gros livre de 350 pages bien tassées. C'est une forme de mythe moderne. Aristote disant qu'avant que l'homme se mette à penser, il était dans un état; 'd'étonnement, émerveillement peut-être, ou bien stupeur. Mon livre montre, par une histoire à suspense, cette quête de l'humanité vers la connaissance... « Omtrent Dédé » est destiné à reposer le lecteur de ce livre difficile : c'est une série de notafions sur une famille qui se rencontre pour une veillée funèbre. On voit le monde des idées de, chacun des personnages. Celai s'entrechoque, cela forme un déchaînement rentré de passions et de fureur, autour du fameux Dédé qui fait office de catalyseur.

Il soupire :

— Je parle très mal de mes livres ! Il faut les lire, je crois.

— Et vous les écrivez avec facilité ?

— J'adorerais avoir la discipline d'un employé de bureau. J'aimerais tant me lever, puis aller dans ma chambre, travailler de 9 heures à midi, et finalement regarder la T.V. le soir ! Malheureusement, ça ne se passe pas du tout comme ça. J'ai tout le temps des accrocs, d'autres choses urgentes à faire. Et parfois, je n'ai pas envie d'écrire du tout. C'est évidemment tout le contraire d'une bonne discipline : il faut s'astreindre à écrire. Mais je suis très paresseux ! Si la seule inspiration me guidait, j'écrirais 3 ou 4 poèmes hermétiques par an, très courts. Mais il faut vivre et je finis par écrire chacun de mes romans quatre fois de suite.

— Cette année, vous avez aussi fait du cinéma, de l'opéra ?

— J'ai fait le scénario, les dialogues et la mise en scène du film « Les Ennemis ». J'ai essayé d'en faire quelque chose de commercial, pour grand public. Je ne sais pas si j'ai réussi... Quant à mon opéra « Maderna », il montre des soldats impeccables, dans la jungle, sous une cloche en plastique, qui sont attaqués par des monstres de science-fiction. A la fin, les monstres ont pris la place des soldats, et se mettent à se comporter exactement comme eux... J'oubliais. Tout au long de l'opéra, au milieu des bruits de bombardement, une voix récite de magnifiques poèmes de Hulderlin, exaltant la paix et la fraternité entre les hommes :

— J'ai envie de rire.

— Plutôt subversif, non ?

La fossette se creuse dans la joue râpeuse :

— Quand j'ai commencé à écrire, il y avait une nette tendance agressive contre moi, de la part des milieux conformistes. Maintenant, cela va un peu mieux, avec la nouvelle génération. Mais le Belge est un conformiste-né, et ce ne sont pas les minijupes qu'on voit dans les rues qui y changent quelque chose. Toute l'Europe d'ailleurs est terriblement statique. Je n'ai rencontré qu'un peuple qui échappe à ces grands tabous : au début de l'année, j'ai été passer quelques semaines à Cuba. C'est un pays en telle évolution qu'on y trouve une liberté à l'état pur, totale, sans freins... Evidemment, ils sont sous l'empire d'un autre mondé d'idées : le marxisme-léninisme. Quand même, c'est un peuple qui m'a rendu espoir dans l'homme...

— Vous avez beaucoup vécu hors de Belgique ?

— Après mon premier prix littéraire, j'ai passé trois années en France. Ce qu'on ne dirait jamais, à m'entendre parler français !...

— Mais au contraire. Vous le parlez admir...

Il coupe sec :

— Je ne parle que le flamand. Je lis et je comprends le français, mais je le parle affreusement. Quand j'étais jeune, j'en faisais des complexes, parce que je n'aimais pas faire de choses que je ne faisais pas mieux que les autres. En vieillissant, je me suis aperçu que c'était une fausse honte. Que les gens à qui je m'adressais n'avaient qu'à me répondre dans ma langue à moi, et que s'ils n'en étaient pas capables, il n'y avait pas de raison que mon mauvais français me gêne... Je me fais comprendre aussi en anglais, en allemand, en espagnol, en italien. J'ai même l'audace d'en faire des traductions. J'ai traduit Shakespeare et les Elisabéthains, Garcia Lorca, etc.. Pour en revenir à mes voyages, après la France, j'ai passé 3 ans en Italie. A la longue c'était intenable ! Pourtant, je m'étais très bien adapté et je m'y plaisais énormément. Mais je m'exprime en flamand, j'écris en flamand. J'ai besoin d'entendre de temps en temps parler flamand autour de moi. A nous autres, il faut des ciels gris, et cette banalité, cette vulgarité... Je me suis alors fixé pour 7 ans à Gand ; et depuis 3 ans j'habite ici, en pleine campagne. Je fais encore des séjours plus ou moins longs à l'étranger : j'ai vécu en Grèce et en Turquie ; j'ai passé 7 mois aux Etats-Unis. Mais en définitive, je reviens toujours ici, parce que c'est la seule manière normale de vivre. Ailleurs, je subis une existence fébrile, énervante, épuisante. De la folie. Et j'aime le calme... J'habite aussi la campagne, parce que je suis tout à fait allergique au bruit. Je ne supporte pas qu'on fasse intrusion dans ma vie. Il ne faut pas être à la merci des éléments qu'on vous jette à la figure. J'ai peut-être une nature un peu rebelle : mais je ne supporte pas qu'on me viole mentalement...

— Je vois pourtant que vous regardez là T.V. ?

— Oui, mais au moins ça, c'est volontaire. Il faut voir à quel point s'élève la dose d'inanité de l'humanité. Il faut connaître ses ennemis, savoir dans quel monde on vit. Surtout ne pas prendre sa retraite mentale. Ce serait la plus grande défaite, de se réfugier dans un monde à soi. Au contraire, il faut se préserver par la contre-attaque, trouver un tremplin pour l'imagination dans les événements d'actualité.

— Vous vous définissez un rebelle.

Toujours cette voix douce, unie, solide.

— N'avez-vous pas refusé un certain prix de littérature flamande ?

—C'était le « Référendum des Ecrivains flamands ». Je vais vous donner les raisons de mon refus, qui sont tout à fait logiques. Je considère que, vu la façon dont les écrivains flamands doivent se maintenir en vie de manière tout à fait précaire... Je suis le seul à vivre de ce que j'écris. Les autres doivent être bibliothécaires, ou instituteurs etc.. Vu cette misère de notre littérature, il ne faudrait pas se contenter de donner à un lauréat une belle médaille et un petit banquet, puis lui dire « Maintenant, retournez chez vous. » Le minimum serait de leur donner de quoi vivre pendant 3 mois. Mais en littérature, c'est la sous-enchère qui se pratique. Les lauréats ne réclament jamais ; ils sont trop contents de revenir à leur école, ou à leur bibliothèque, avec leur belle médaille de bronze. Moi, j'ai demandé très poliment à quoi se montait le prix, en espèces... Car je suis très épicier dans ce domaine. Le côté artiste se fait à ma table de travail. Je fais mon objet, je fais mon livre. J'écris pour 3 ou 4 personnes que je connais bien, et à qui je veux plaire. Mais ensuite, je vis de ce-que j'ai écrit. Les autres n'ont qu'à m'acheter mon livre. Cela me semble tout à fait normal. Mais des gens se scandalisent. Ils disent : « Quoi ? Monsieur écrit pour de l'argent ? Il n'écrit pas pour la Grande Esthétique ? » Sans doute, je le fais, mais en privé. Quand mon livre entre dans le domaine public, je deviens commerçant. Quand donc j'ai appris que ce prix était purement honorifique, et de plus « anonyme » c'est-à-dire sans doute décerné, par un groupuscule que je n'avais aucune raison particulière d'estimer, j'ai renvoyé le prix. J'ai fait un paquet avec la belle médaille. Je ne trouve aucune matière à scandale à cela ?

Ce raisonnement, en effet, ferme la bouche. Explorons d'autres sentiers :

— Le fait d'écrire en flamand, une langue de peu d'extension géographique, vous cause-t-il des difficultés ?

— Tous mes livres sont édités en Hollande. Eh bien, figurez-vous que sur 100 exemplaires vendus, 86 environ sont achetés aux Pays-Bas, contre 14 seulement en Belgique. Le Belge moyen ne lit pas ; ou alors il lit des atrocités... Personnellement, j'ai la chance de voir traduire de temps en temps l'un de mes livres. Mais il y a les autres : Louis Pauwboom, dont le fait qu'il n'ait jamais été traduit est une honte permanente pour la Belgique ; Krijgelmans, qui serait internationalement célèbre, si seulement il écrivait en français ou en anglais... Quant à moi, je reconnais franchement que je ne pourrais pas vivre de mes romans ; heureusement, il y a mes pièces de théâtre...

— Vos rapports avec le milieu intellectuel d'expression française ?

— J'y ai de très bons amis. Je me sens évidemment assez différent. Etranger même, comme je pourrais l'être vis-à-vis de Danois ou de Russes. Mais on s'entend bien. Pour faire un peu de racisme... les seuls gens que je supporte très mal, ce sont les Bruxellois ! Ils ont par exemple une façon de faire sans arrêt des calembours, des jeux de mots, qui m'horripile. Ça ne m'amuse pas du tout. Ça me fait sentir très flamand, très lourd. Aussi lourd qu'une peinture de Permeke.

- Qu'est-ce, au fond, qu'être Flamand ?

— Il y a cette synthèse stupide qu'on fait toujours : le Flamand serait à la fois sensuel et mystique. « Breughelien » d'une part, mais cet adjectif prouve immédiatement qu'on ne connaît rien à Breughel. Il y a chez lui un sens de la terreur, un manichéisme saisissant... Rien que pour cette sottise, dans un pays normal on ferait faire 3 mois de prison à tous les propriétaires des cafés qui s'intitulent « Breughel » ! Et mystique !... Mais voulez-vous me nommer les mystiques de ces 50 dernières années en Flandre ? Ce n'est pas parce qu'on a le vague à l'âme vers 5 heures du soir et qu'on croit trouver Dieu dans l'heure bleue, qu'on est mystique. Evidemment, il y a eu Halewijck et les autres, mais ça date du Moyen Age. Toute l'époque était mystique. Alors que notre civilisation... Ce qui m'agace dans le mouvement flamand actuel, c'est qu'il s'annexe cette mystique inexistante, et qu'il la transforme en folie collective. J'éprouve la même horreur devant l'Yzerbedevaart de Dixmude, que devant les meetings de masse de Nuremberg. Ce sont justement ces gens-là qui ont toujours le Moyen Age à la bouche. Le Moyen Age a fait des choses admirables, mais accrocher cette immensité, à des revendications tout à fait terrestres et politiques, je trouve ça d'une élégance tout à fait douteuse.

— Vous êtes sévère...

— Ce qui me gêne dans le Flamand, à vrai dire dans le Belge, c'est sa tendance à s'adapter si facilement à la robotisation du monde, à la nouvelle civilisation dépersonnalisée. Son matérialisme de base.

— Mais le Flamand est un homme heureux.

— Précisément. Parce qu'il s'adapte exactement à la nouvelle société de consommation, celle où on est satisfait parce que comblé en biens matériels. Ce sera l'homme idéal de la civilisation à venir.

— Puisqu'on parle des Flamands, le sujet est peut-être délicat, mais quelle est votre opinion sur la crise actuelle ?

— Je trouve qu'elle a du bon. Si la Belgique n'est pas capable de résister à cette tension, si elle est à la merci d'un petit mouvement séparatiste, elle n'est pas digne d'exister. Une crise est salutaire. Elle fait ouvrir les yeux sur un état de choses qui n'est pas normal. C'est toujours bien que les jeunes se révoltent, qu'il y ait une rébellion. Où était la rébellion de ma génération, dès gens de 50 ou 60 ans ? Je parle par exemple des revendications des étudiants de Louvain. Elles ne sont pas ce qu'on prétend. Leur révolte, c'est la contestation de la société matérialiste, d'une université dont les buts n'ont aucune lueur d'intelligence. Pourquoi devenir médecin, si c'est pour s'intégrer dans une société qu'ils ne respectent pas ?

— C'est en effet un point de vue.

— Je juge donc ces revendications saines et utiles. J'aime voir des gens qui n'acceptent pas une petite société médiocre. A vrai dire, dans le fond je suis pessimiste. Je me dis : « Attendons 5 ans, et tout cela sera calmé. »

— Mais comment voyez-vous le monde à venir ?

Il sourit :

— Si profond, dit-il, je ne peux pas m'exprimer en français. Si profond, je pense en flamand.

Un gros chat noir, familier comme un chat de ferme, vient se frotter en ronronnant contre ses jambes.

ANNE DELLA FAILLE