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CINEMA

LA LIBRE BELGIQUE - Jeudi 7 août 1980 •

Rencontré Hugo Claus, réalisateur de « Vendredi

« Mon tremplin, c'est la passion »

C'est le 11 décembre prochain que sortira sur nos écrans Vendredi, deuxième long métrage réalisé par Hugo Claus, d'après sa pièce Vrijdag, créée (dans sa propre mise en scène) le 15 novembre 1969 à L'Amsterdamse Stadsschouwburg, et jouée ensuite à Bruxelles au K.V.S. et au Théâtre National (dans l'adaptation française de Jean Sigrid, parue aux Editions Complexe).

« Un Peau-Rouge qui ne marchera jamais en file indienne » : cet autoportrait d'Achille Chavée définit parfaitement Hugo Claus, qui fut et reste « l'enfant terrible » de la littérature flamande.

L'esprit en éveil

Né a Bruges le 5 avril 1929, Claus demeure, en effet, contre vents et marées, un hyper-actif peu soucieux du qu'en dira-ton. Sa patrie, c'est là où il vit, rêve et travaille : que ce soit Rome ou Paris (de 1948 à 1955), Amsterdam ou Gand (où il reside à présent). Toujours mobilisé par un roman, une pièce, un poème, un tableau ou un amour; toujours l'esprit et les sens en éveil, prêt à saisir au bond la phrase à partir de laquelle il va laisser galoper les chevaux de l'imagination.

Ecrivain robuste, également branché sur la culture classique et les plus audacieuses recherches d'aujourd'hui, Claus (dont le nom fut déjà cité pour le Prix Nobel) s'est affirmé, avec quarante livres publiés en trente ans, comme l'un des Belges les plus réputés à l'étranger, avec Georges Simenon, Magritte, Paul Delvaux, Hergé, Michaux, Folon et de Ghelderode. Un exceptionnel tempérament d'écrivain, écartelé entre lax pureté et la cruauté, comme l'est le Wallon Marcel Moreau.

Ecrivain, mais peintre aussi, membre du groupe Cobra depuis 1949, aux côtés des Karel Appel, Alechinski et Corneille. Touche-à-tout par vocation, et pour le plaisir — car le plaisir, cette sensualité de l'esprit, est l'un des ressorts majeurs de ce chantre de « la liberté par la violence », qui n'a certes pas fini de ruer dans les brancards.

Aujourd'hui, le romancier de L'amant indifférent et de Jessica, le poète des Poèmes d'Oostakker, le dramaturge de Sucre et Pas de deux, le librettiste de Morituri et le B.D. scénariste de Belgman (avec Hugoké) achève le montage de Vèndredi, dont le tournage eut lieu, ces semaines-ci, à Mariekerke, près de Termonde, et à la caserne Prince Baudouin, place Dailly, à Schaerbeek.

'— Vous aviez déjà travaillé comme scénariste et réalisateur...

— Scénariste pour la télévision : Anthologie, Speelmeisje, et le Rubens de Roland Verhavert pour la télé allemande, également un court métrage de fiction qui réunissait Jacques Brel et Liesbeth List, réalisé par Harry Kümel. Pour le cinéma, j'ai tourné mon premier long métrage en 1967 : Les Ennemis (« De Vijanden ») et fus le scénariste de Mira pour Fons Rademaekers, d'après Stijn Streuvels, et de Pallieter de Roland Verhavert, d'après Félix Timmermans.

C'est le producteur Jan Van Raemdonck qui m'a proposé de porter Vrijdag à l'écran. Je n'y

aurais pas songé moi-même. Il s'agit d'une commande, mais ça ne me gêne pas. J'aimerais cependant, comme cinéaste, travailler sur des scénarios écrits par d'autres...

— Surprenant propos dans la bouche d'un écrivain !

— Avec mes propres écrits, le scénariste l'emporte sur le réalisateur. Sur des textes d'autres écrivains, je serais plus libre... Jusqu'à présent, ce sont toujours les metteurs en scène (ou leurs producteurs) qui m'ont sollicité comme scénariste; jamais l'inverse. En fait, je n'aime pas beaucoup être scénariste, mais j'attache grande importance à ce métier; si l'on est un bon scénariste, le côté « réalisation » n'est plus qu'affaire de technique,

— « Vendredi», en deux mots...

— Un homme, Georges Vermeersch, sort de prison où il avait été jeté sous l'accusation d'inceste avec sa fille Christiane. Rentré dans son foyer, il découvre que Jeanne, sa femme, est devenue la maîtresse d'un voisin, Erik, et qu'ils ont eu ensemble un enfant. Pour Georges, cette situation doit cesser. Il s'arrange pour que les amants se retrouvent une dernière fois, avant de rompre. Ultime rencontre qui a quelque chose de rituel.

Un concours de tango

— S'agit-il d'une œuvre réaliste ou symbolique ?

— Tel quel, il s'agit de réalisme. Bien sûr, derrière les appa-

rences, c'est autre chose ! Rien que le choix du jour : «Vendredi», renvoie à l'idée d'expiation et à la mort du Christ en croix, mais c'est aussi le jour de la déesse de l'amour...

La pièce, qui s'attachait à montrer comment des gens vont s'arranger pour vivre, durait trois heures; j'ai dû la réduire de moitié pour le cinéma où, par les flash-backs, je visualise tout ce qui n'y était que dit.

J'en ai situé l'action en 1958-1962, époque où les tabous étaient beaucoup plus « forts » qu'aujourd'hui. Le « schisme » de mai 68 a tout changé, ou presque. Réaliste, «Vendredi» ? Ce serait plutôt le contraire. Ce qui m'intéresse dans un travail, c'est la structure, ou les jeux de langage — mais, au cinéma, ceux-ci sont presque interdits par les

producteurs ! Ainsi ai-je abandonné ici le maniérisme du texte dramatique : par exemple, les rimes à l'intérieur du dialogue de la pièce,..

- On vous dit << touche-à-tout»: littérature, cinéma, peinture...

(bij foto: Entre le cru et le cuit, j'ai définitivement choisi, le cuit)

. - Les gens n'admettent pas qu'on sorte de sa case : un poète ne peut s'aventurer dans le roman, ni un dramaturge dans l'essai. Que dire alors s'il s'égare dans la peinture ou si l'envie lui prend de se servir d'une caméra ! Inutile de dire que ces étiquettes, je les déchire allègrement ! Mon maître, c'est... Léonard de Vinci : touche-à-tout de génie. Voyez-vous, dans mon travail, il faut que je m'amuse. Mon tremplin, c'est la passion. L'aventure. Je fais ce qui me plaît, et tant pis pour ceux qui aimeraient

m'enchaîner (préciserai-je que je n'entretiens aucun lien avec les milieux politiques ou les administrations culturelles, et que j'ai refusé d'entrer à l'Académie ?) Si, tantôt, on organise ici un concours de tango, je m'y présente. Pourquoi pas ?

Ce qu'on fait de bien, ce n'est pas à nous d'en décider. Les auteurs, bien souvent, vivent sur des succès de malentendu. Voyez Erasme : il écrit quatre-vingts livres de philosophie et de théologie, et ne doit pourtant sa gloire qu'à un petit récit de fantaisie, L'éloge de la folie...

— Le cinéma belge progresse à pas lents : pourquoi ?

— Parce qu'il n'est pas rentable,, c'est tout. Les films (belges) francophones ne marchent pas en Flandre et les films flamands se ramassent en Wallonie, à l'une ou l'autre exception prés. Il n'y a pas suffisamment de gens qui vont au cinéma en Belgique et, contrairement à ce que certains s'imaginent, les films flamands n'intéressent pas nécessairement le(s) public(s) des Pays-Bas. Il faudrait tourner des œuvres dont les thèmes toucheraient les deux communautés ; la flamande et la hollandaise. On est loin du compte ! Mon film, qui est une coproduction belgo-néerlandaise, doit aussi affronter un problème linguistique : la langue utilisée par mes personnages est artificielle, inventée. Le dialecte employé dans la pièce était du Courtraisien : autant dire de l'hébreu pour un Anver-sois, par exemple. Que dire alors pour un Amstellodamois ! J'ai donc inventé un néerlandais à consonances flamandes.

Idéalement, il faudrait jouer en dialecte avec sous-titres néerlandais. Pour en revenir à la Belgique, nous y avons de bons techniciens, de bons comédiens (pour «Vendredi» : Frank Aendenboom, Kitty Courbois, Hilde van Mieghem) et au moins dix scénaristes qui valent bien les Français.

— L'écriture, le cinéma... Et la peinture ?

— Je peins énormément. Je n'expose pratiquement pas (sauf, en 1977, au Centre culturel de Hasselt où l'on a présenté 350 de mes œuvres). Je détruis beaucoup. Mon style ? Tous les styles ! Tantôt une miniature d'inspiration érotique, tantôt un travail constructiviste, tantôt un tableau dans la lignée de Cobra... Mes goûts picturaux sont, eux aussi, trés variés : cela va de la peinture chinoise aux Primitifs flamands et à Jorn... Le cinéma ne « m'écrase » pas : il m'apporte, au contraire, un supplément d'inspiration plastique, musicale ou littéraire.

Dans beaucoup de mes poèmes, je décris la nature, moi qui suis bien incapable de distinguer un chêne d'un pommier ! Je suis pour la culture, contre la nature ! Entre le cru et le cuit, je suis définitivement du côté du cuit.

Du Volcan au Miroir

— Vos lectures...

— Les livres que j'admire sont évidemment ceux qui je souhaite ne jamais voir adaptés à l'écran. Une seule fois, une transposition m'a « touché » : c était Les Frères Karamazov,

avec Maria Schell et un impayable Yul Brynner : à mourir de rire ! C'est sang doute avec des livres « mineurs » qu'on fait les meilleurs films : je songe aux romans de Patricia Highsmith, dont Hitchcock tira L'Inconnu du Nord-Express, René Clément Plein soleil et Wim Wenders L'Ami américain...

Mais qu'on ne touche pas au chef-d'œuvre de Malcolm Lowry. Au-dessous du volcan, aux livres de John Cowper Powys, ou au Paradiso du Cubain Lezana Lima !

— On a voulu filmer « La recherche du temps perdu »...

— J'ai eu en main l'adaptation par Harold Pinter... Mais savez-vous que Proust gagne à être lu en anglais ? Le côté mièvre de cette langue lui va comme un gant. Et un Chester Himes, lui, gagne à être lu en français !

— Et vos films préférés ?

— Du temps des Ennemis, j'étais très influencé par le cinéma pauvre d'Ozu. Les films qui m'ont captivé ? Un château en enfer, de Sidney Pollack. Trône de sang, d'Akira Kurosawa, et son Dersou Ouzala. Mais l'œuvre qui m'a incontestablement le plus marqué, c'est Le miroir, d'Andrei Tarkovsky. C'est ce qu'il y a de mieux au niveau de la mémoire reconstituée en termes artistiques. J'ai vu Le miroir trois fois : à chaque fois, cela se simplifie et devient de plus en plus beau. C'est pour moi le plus grand film des vingt dernières années.

Francis MATTHYS.