LA FLANDRE LIBERALE

"Voulez-vous faire du cinéma ?"

A la recherche de Flamands dans la bonne ville de Gand

Le Journalisme mène à tout: Je ne m'attendais certes pas jeudi, lorsque j'ai rencontré les cinéastes italiens au travail à la Byloke (1), à devenir vedette de cinéma... ou presque. Je venais pour interviewer Emilio Marsili et ce fut sasecrétaire (et épouse devais-je appendre par la suite) qui me posa la première question : "Voulez-vous tenir un un petit rôle dans notre film?» J'ai accepté en prenant l'air indifférent du monsieur interesse par l'expérience. En réalité, j'était extrêmement flatté par cette proposition inattendue. Star, hé, hé; pourquoi pas moi ?

Le lendemain à 14 h. 30, je retrouvais "mon" équipe dans la salle des guildes de la Byloke. Mise en place des appareils, animation, fièvre, Marsili tout sourire. "Les costumes sont déjà là et un de mes amis gantois doit arriver d'un instant à l'autre avec une demi-douzaine de figurants. Vous pourriez peut-être commencer à vous habiller...? Près d'une demi-heure de manipulations pour me passer un uniforme d'officier qui pourrait bien être du XVe (siècle). Je me présente dans cette tenue à mon metteur en scène. Il ne semble pas très enthousiaste. "Les costumes sont minables". (Dévoile-t-il le fond de sa pensée?) "Mettez-vous à l'aise... Enlevez cet accoutrement inconfortable jusqu'à ce qu'arrivent vos "collèges". Une nouvelle demi-heure pour retrouver mon apparence '57. Marsili est absolument désespéré : "Ils ne sont pas encore là..." Les techniciens qui ont terminé leurs préparatifs se sont installés, en gens accoutumés à attendre, aussi confortablement que possible : qui par terre, qui sur une escabelle, qui sur un coffre (de style). Cinema: art de la patience, je vais l'apprendre à mes dépens. Marsili n'y tient plus : "Je pars chercher moi-même des figurants".Je l'accompagne. Tandis que nous sortons côté cour, des pas retentissent côté jardin. Marsili retrouve son sourire : Tito Vandereecken est là, accompagné de deux "autres figurants": Hugo Claus et son épouse, Elly Norden. "Très bien, très bien, mais nous ne sommes pas encore en nombre suffisant". Claus et Vandereecken passent mentalement en revue leurs amis, leurs connaissances, leurs relations: Untel, trop occupe´; Uhtel, trop bégueule; Untel, en vacances... Marsili est à nouveau désespéré. Est-ce Elly Norden, son époux, Vandereecken ou moi? Qui donc a eu "l'idée"? "Allons à la Foire; nous n'aurons là-bas que l'embarras du choix". Marsili retrouve son sourire. Le film commence à devenir palpitant: deux voitures démarent en trombe en direction du parc.

NOUS CHERCHONS UN HOMME

Trouver à Gand des Flamands (du moins tels que se les imaginent, à la lumière de notre peinture, des Italiens, je devais m'apercevoir de ce que ça n'est pas chose aisée. Vous imaginez-vous la scène? Une expédition de six personnes arpentant à la queue-leu-leu les allées de la Foire et dévisagent chaque passant, chaque exposant. Et de jauger chacun d'eux : Celui-là? Trop maigre; et celui-là ? Pas assez typique; ou encore, et c'est la condamnation suprême, trop Italien ! Marsili a reperdu son sourire. Enfin l'unanimité, se falt autour d'un premier individu; il est brancardier, préposé à l'ambulance de la Foire. Encore faut-il le convaincre... Il est réticent; on le serait à moins. Quelle serait votre propre réaction si subitement six personnes, parlant toutes à la fois, vous entouraient en vous proposant de faire du cinéma ? Fort heureusement, Hugo Claus - après tout c'est son métier - trouve les mots justes pour convaincre notre brancardier, au fond, très flatté de se découvrir une "tête caractéristique ". Cet homme qui, durant 50 ans, ne s'est peut-être jamais regardé dans son miroir, risque désormais de s'admirer longuement tous les matins... Il a un premier avant-goût de la gloire : toutes les Infirmières, excitées par l'étrangeté de cette aventure, l'entourent. Peut-être espèrent-elles attirer l'attention des "talent-scout" que nous sommes devenus? Dans des circonstances plus ou moins similaires, nous dénichons encore deux "Flamands". L'un d'eux fait grand mystère autour de sa personne: "Je vous dirai tout à l'heure qui je suis..." Un ambassadeur, un banquier, un acteur ? Le .film devient de plus en plus amusant. Marsili est tout sourire. Nos effectifs sont au complet. Nous avons perdu Tito Vandereecken, apparemment tout aussi soucieux de dénicher le stand où l'on déguste les gaufres que trouver des "Flamands". Un petit moment d'émotion: pourvu tout de même que lui aussi, n'ait pas recruté quelques figurants. Un peu d'inquiétude aussi : les nôtres viendront-ils au rendez-vous ?

SILENCE, ON TOURNE

Et commencent donc! A aucun prix, ils ne manqueraient l'aventure de leur vie. Avouez que ça n'est pas banal: "être découvert" dans la rue, comme une star hollywoodienne; cela tient du conte de fée à l'intention des lectrices de de pressee du coeur... La nature humaine se fait vite à ce genre de situations. Notre brancardier si réticent tout à l'heure est maintenant merveilleusement détendu, parfaitement intégré à son nouveau personnage. Il répond à l'interview avec l'aisance d'un vieux routier: "De mon état, je suis garde de première classe aux Ponts et Chaussée, spécialement détache à la Foire de Gand. J'habite Landeghel avec ma femme et mes deux enfants. En plus, j'au une fille mariée qui vit à Ostende". Tous les autres ne sont pas moins excités. Claus et Vandereecken prennent un évident plaisir à se costumer. Le premier le fait une déclaration définitive, à l'intention de lecteurs: "Ca y est; je suis mordu par le cinéma. J'abandonne la littérature..." Tito Vandereecken garde cependant suffisament de sang-froid pour relever les anachromismes et les fautes de goût dans l'aménagement de la Byloke. Dans ce brouhaba, seuls les techniciens demeurent indiférents; ils en ont vu d'autres et le règlage d'une caméra demeure et le règlage d'une caméra. Elly Norden non plus d'allieurs ne semble pas émue. Mon Dieu, pour elle tout ceci est courant puisque, on s'en souvient, elle tourna entre autres dans "Barbe-Bleue", "Olivia" et "La pensionnaire". Elle ne manque pas de moquer très gentillement son mari, appelé à reprendre plusieurs fois une scène. Non décidément, malgré une présence physique indéniable (un de ses ennemis se plaît à dire de lui qu'il a "une tête d'empereur romain de la décadence; ce qui est méchant...), Hugo Claud est plus doué pour la littérature que pour le cinéma... Et lorsque, président d'une guilde, il doit, d'un signe de tête prier ses compagnons de le rejoindre auprès d'une fenêtre, devant son laquelle défile une procession, c'est plutôt à un "dur" appelant ses complices qu'il fait songer. Ses partenaires, eux conservent un sérieux imperturbable. Ils sont parfaits... Déjà fini de tourner ? On sable le champagne à la réussite du film. Marsili est tout sourire. Il est 20 heures. Tout un après-midi pour quelques brèves séquences qui, au montage, disparaitront peut-être complètement. Vanité de ma nouvelle profession... Une dernière surprise avant de nous séparer. Nos deux autres "Flamands" révèlent leur profession: si l'un est négociant en matériel scolaire à Ostende, l'autre est... inspecteur de police à Gand! Voilà du "suspense" bien compris. Et voilà le cinéma tel que je l'entends...

H.R.G.

(1) Voir "La Flandre libérale", du 14 septembre 1957